CHAPITRE II
Le haut-parleur de ma cabine annonce :
« Le Varna navigue dès à présent en compensation de gravité. Il se posera dans quelques minutes sur le spatiodrome de Star. Que tous les voyageurs se tiennent prêts à débarquer. »
Je suis prêt ! Depuis longtemps. Je n’ai d’ailleurs, pour tout bagages, que ma mallette carrée qui contient mon argent et les notes sur mes travaux.
Quelques souvenirs également. Les films de mon enfance. Des films qui me restituent l’image de ma mère et aussi, sur une bande, celle de mon père, alors qu’il était encore simple colonel de la Garde.
Parmi ceux que j’ai entassés en vrac au moment de mon départ, il y en a un de Norm et je ne l’ai pas détruit. Pourtant, je sais que je ne le regarderai plus jamais. Si je cédais, la haine finirait par bouleverser toute mon existence et je ne veux pas la haïr.
J’esquisse un sourire plein d’amertume. Pour le moment, j’ai échappé à mes poursuivants. J’ai mis en défaut toutes les polices de l’Empire et, en un sens, Star est le dernier endroit où j’aurais dû normalement venir me réfugier.
C’est une sorte de cul-de-sac, si on peut employer ce mot-là pour une planète. Un cul-de-sac parce que, au-delà, il n’y a plus de planètes habitées. De Star, je ne pourrai que retourner d’abord à Wargh dont je viens. En tout cas, par courrier.
En un sens, je me suis délibérément jeté dans la gueule du loup et les policiers qui me recherchent n’auront jamais l’idée de venir jusqu’ici et, si Elgor refuse de m’aider, je pourrai toujours m’installer sur un des autres continents.
« Le Varna va se poser. Les passagers sont priés de se rendre dans la soute de débarquement. »
J’empoigne ma mallette. Elle est munie d’un dispositif compensateur de gravité et ne pèse rien au bout de mon bras. Je passe dans la coursive où deux femmes m’ont précédé.
Deux ou trois fois, je les ai aperçues au cours du voyage mais sans chercher à lier connaissance. Nous entrons tous les trois dans la cabine de l’ascenseur. Ces femmes me regardent toutes les deux avec curiosité.
La curiosité des gens, c’est ce que je crains le plus. Celle des passants qui me croisent, car il suffirait que l’un d’eux me reconnaisse. Mon image a été diffusée sur tous les circuits d’informations.
On me recherche pour avoir fomenté un complot contre l’empereur, mais on ne parle pas encore d’arrestation. Cela signifie que les mesures de sécurité que j’avais prises ont fonctionné en plein et que tous mes fidèles ont pu se mettre à l’abri.
Me reconnaître ? Je n’ai plus tout à fait l’apparence que j’avais sur Trial. A la première escale, j’ai rasé la courte moustache que je portais, mais est-ce que cela transforme suffisamment un visage ? La couleur de mes yeux est restée la même, mon menton est toujours volontaire et mon visage a toujours cette allure d’oiseau de proie qui est la caractéristique des Stamara.
Enfin, ce qui marque surtout la différence avec mon ancienne apparence, ce sont les vêtements que je porte. Une combinaison spatiale en tissu métallisé. Une combinaison bleue qui me donne l’apparence d’un homme de l’espace.
J’ai choisi ce déguisement parce que je suis réellement un navigateur. Sur Trial, je possédais mon propre vaisseau et je le commandais moi-même. Je peux donc parler de navigation, de tableau de bord et de compensateur de gravité, même avec des professionnels.
Important, cela, quand on est en fuite. En général, on reconnaît les gens par association d’idées et personne ne m’a jamais vu en combinaison spatiale. Personne sauf les membres de mon équipage et eux, il n’y a vraiment aucune chance pour que je les rencontre ici, à la périphérie.
Normalement, on doit me rechercher en direction de Terre O. On doit s’imaginer que j’ai pris place sur un transport et que j’hiberne, car on ne peut pas atteindre Terre O autrement.
La cabine stoppe. Les deux femmes cessent de bavarder. Elles ne m’ont pas reconnu et, dans la soute de débarquement, la foule nous entoure. Un millier de personnes au moins formant de longues files.
Onze files correspondant chacune à une catégorie de voyageurs. En tant que navigateur, j’ai droit à la première, ce qui me fera sortir avant tout le monde.
Encore une prudence de ma part. Généralement, les fugitifs essayent de passer inaperçus et, pour cela, de se confondre dans la masse. C’est une erreur, du moins à mon sens.
Le Varna vient de se poser et le trottoir roulant sur lequel je me trouve s’ébranle au moment précis où le grand sas s’ouvre.
Pas de contrôle policier sur le spatiodrome. Chaque individu étant tributaire de sa carte d’identité magnétique, on le retrouve facilement, simplement en fournissant ses coordonnées à l’ordinateur central.
Les miennes ont dû être enregistrées par tous les ordinateurs de la Galaxie. En général, les fugitifs sont coincés automatiquement au moment où ils se servent de leur carte. Pour se procurer de la nourriture, par exemple.
De ce côté-là, je n’ai rien à craindre. Si ma carte répond à mes impératifs biologiques, ses numéros ne correspondent absolument pas à ceux qu’on a pu enregistrer.
*
* *
Dans le grand hall, je m’oriente, puis je me dirige vers les cabines individuelles de visiophone. J’en trouve une de libre et je m’y installe.
En m’asseyant, je branche automatiquement le dispositif d’appel et le robot du standard se met immédiatement en communication avec moi. Sa voix aux résonances métalliques demande :
« Référence de votre correspondant ? »
— Je ne les ai pas. Je désire parler au général Elgor, Protecteur de Star.
Un temps ! Je pense qu’on va me brancher sur un des services de réception du Palais et que je vais devoir m’expliquer longuement avec un secrétaire, lorsque le robot répond :
« Je vous passe le Palais Elgor. »
Le Palais Elgor ? Lorsque je suis venu sur Star, il y a dix ans, on disait : « Le Palais du Protecteur. » Avant que le robot m’ait passé la communication, je le rappelle :
— Pourquoi le Palais Elgor ? Le général n’habite plus dans le Palais du gouvernement ?
Le robot doit puiser dans ses mémoires car il met quelques secondes avant de me répondre :
— Le général Elgor a péri dans un accident, il y a deux ans.
Un instant, je reste sans voix. Pour moi, c’est un coup terrible. Tout est vraisemblablement perdu. Je suis venu sur Star pour rien. Je vais raccrocher lorsqu’une voix humaine me demande :
— Que désirez-vous ?
Machinalement, je réponds :
— Le général Elgor, mais je viens d’apprendre par le robot du standard qu’il est mort.
— Vous connaissiez le général ?
— J’ai été reçu dans l’intimité du Palais gouvernemental, il y a dix ans. J’ai également été reçu dans sa maison de Rialtar.
— Oh ! Un instant, je vous prie.
Le serviteur qui me répond paraît surpris. Il hésite une seconde, puis demande :
— Désirez-vous parler à la fille du général ?
Instantanément, je revois la petite fille qui m’a tendu spontanément la main, il y a dix ans, et son prénom me revient.
— Forna ?
— Vous la connaissez également ?
— Je l’ai vue aussi, une fois, au Palais du gouvernement, il y a dix ans.
— Pouvez-vous me donner votre nom ?
J’ai une hésitation, mais je ne peux pas prendre de risque.
— Luc Taran.
Evidemment, on ne pourra pas vérifier, mais j’espère que pour Forna ce sera sans importance. Elle avait une dizaine d’années lorsque je l’ai vue. Elle doit donc en avoir vingt aujourd’hui. C’est une jeune fille.
Une enfant unique. Soudain, je retrouve un peu d’espoir. Elgor n’est certainement pas mort sans confier son fabuleux secret à sa fille. Ça me paraît impossible puisqu’il m’en avait parlé à moi simplement parce que j’étais le fils de Stamara.
— Vous êtes venu sur Star pour rencontrer mon père et vous dites que vous me connaissez personnellement.
La voix est jeune, claire, aimable. Forna vraisemblablement. Elle doit m’examiner sur son écran, mais elle n’a pas allumé le mien et je ne la vois pas.
— Oui… J’ai été reçu par votre père, il y a dix ans. A cette occasion, je vous ai vue avec votre mère dans les jardins du Palais. Le même soir, votre père m’a reçu une seconde fois dans sa maison de Rialtar.
— Il y a dix ans ?
— Lorsque j’ai traversé les jardins avec votre père, vous étiez en train de lire, assise devant une table. Quand elle a su qui j’étais, votre mère vous a prise tout de suite par la main, mais vous lui avez échappé pour me tendre la main.
Un temps, puis elle s’exclame :
— Je me souviens de cette scène, mais pas de votre nom. De toute façon, vous deviez être bien intime avec mon père pour qu’il vous reçoive dans sa maison de Rialtar.
— A l’époque, j’étais jeune, moi aussi.
Soudain, l’écran que j’ai devant moi s’allume. Forna a décidé de se montrer. Elle a un visage allongé aux traits fins qui rappellent ceux de son père et des cheveux blonds qui s’épandent sur ses épaules.
— Est-ce que je ressemble encore à la petite fille que vous avez connue ?
— Vous êtes blonde comme elle.
Elle rit et je demande :
— Pouvez-vous me recevoir ?
— Naturellement. Votre nom est Luc Taran. Je vais chercher.
Vivement, je l’interromps :
— Non, vous ne trouverez rien à ce nom. Personne ne doit connaître ma présence sur Star. Pas avant que je vous aie vue, en tout cas. Vous ou une personne de votre famille.
Elle fronce les sourcils. Son regard se fait soudain aigu et sa voix plus froide pour demander :
— Quand désirez-vous venir au Palais ?
— Le plus rapidement possible.
— Je peux vous faire prendre au spatiodrome.
— Merci.
— Dans un quart d’heure. Une voiture bleue frappée aux armes de mon père. Vous les connaissez ?
— Deux aigles se faisant face.
— Les aigles ont une particularité.
— Ce sont des aigles de Méréa.
Un sourire monte aux lèvres de Forna.
— Dans un quart d’heure. Je serai ravie de vous recevoir.
Sa voix s’est adoucie, sans doute parce que je lui ai donné un gage de sincérité en lui parlant des aigles de Méréa. Seuls, les intimes du Protecteur connaissaient l’origine de ces aigles.
Il me l’avait dit.
Depuis le bar du spatiodrome, je guette l’avenue et le flot ininterrompu de voitures qui arrivent de la ville. Pour le moment, je me confonds dans la foule anonyme, mais mes pensées sont plutôt moroses car Forna n’a pas les mêmes raisons que son père de m’aider.
Et s’il lui a confié le secret des couloirs de translation en la mettant en garde contre le danger qu’ils représentent, elle ne voudra peut-être pas les mettre à la disposition d’un homme officiellement recherché par toutes les polices de l’Empire.
Soudain, une longue voiture bleue stoppe devant l’entrée du grand hall. Je me lève vivement et je traverse le trottoir. C’est une voiture frappée des deux aigles de Méréa.
Le chauffeur quitte son siège et me salue.
— Etes-vous Luc Taran ?
— Oui.
Il m’ouvre immédiatement la portière et je m’installe sur les somptueux coussins. Un attroupement de curieux se forme autour de la voiture. Sans doute a-t-on reconnu les armes de l’ancien Protecteur et on me prend pour un personnage important. Peut-être un ambassadeur.
La voiture démarre et nous remontons en direction de la colline de Sansséra au lieu de redescendre vers la ville. Le Palais Elgor se trouve donc en dehors de la ville.
Ce Palais, je ne le connais pas. Devant moi se trouve un distributeur de rafraîchissements, mais je n’ai pas soif. L’inquiétude continue à me tenailler. Naturellement, à Forna, je devrai dire toute la vérité. C’est ce qui me gêne le plus car si elle décide de m’aider en sachant qui je suis, elle deviendra automatiquement ma complice.
A condition qu’on le sache et si je disparais dans les couloirs de translation, on ne pourra jamais rien prouver. Seulement, pour elle, ce sera une question de conscience.
La voiture roule à très grande vitesse. Déjà, nous nous engageons sur une autoroute où nous sommes pris en charge par un élément électronique de conduite.
Le chauffeur n’a plus à s’occuper de rien. La voiture est dirigée par un ordinateur qui la conduira à destination au milieu de toutes les embûches de la route avec une rigueur mathématique.
Star est une planète de la périphérie équipée des techniques les plus modernes. Elle le doit à Elgor, aux hautes protections dont il a toujours bénéficié depuis le jour où il a mis fin à la révolte de mon père.
La mienne de révolte a avorté piteusement avant même d’avoir éclaté. Mon père, lui, avait failli réussir. Ça a tenu à un cheveu, mais les moyens de communication n’étaient pas ceux d’aujourd’hui.
Maintenant, on utilise le subespace pour les fusées de communication qui relient les planètes et portent les informations dans les mondes les plus lointains.
L’empereur dispose déjà d’un vaisseau équipé pour voyager dans le subespace et on en a mis en construction destinés aux lignes publiques.
Je pousse un soupir, peut-être parce que je viens de repenser à mon père. Peut-être aussi parce que rien n’est plus monotone qu’un trajet sur une autoroute, mais normalement, nous ne devrions pas tarder à arriver.
Oui. La voiture ralentit et s’engage dans un défilé étroit. Le chauffeur reprend le volant et, brusquement, nous émergeons en pleine campagne.
Autour de nous, des champs à perte de vue, puis un bois. Nous longeons, à grande allure, durant quelques kilomètres, les rangées d’arbres avant de pénétrer carrément sous leurs ombrages et tout de suite apparaît le Palais.
Il se dresse au milieu de la forêt sur une hauteur. Un palais imposant, un monumental corps central et deux ailes plus basses. On y accède par une formidable allée bordées d’arbres majestueux. Des essences rares, presque toutes originaires de Terre O.
Une grille. Elle s’ouvre et nous remontons un jardin dont les gradins s’étagent régulièrement. Au milieu d’eux coule un ruisseau qui forme une petite cascade tous les vingt-cinq mètres environ à chaque courbe du chemin.
Soudain, au lieu de continuer en direction du Palais, le chauffeur prend une allée latérale et va stopper dans un kiosque entouré de verdure.
Immédiatement, il descend pour venir m’ouvrir la porte et je descends, ma mallette à la main, au moment où Forna se montre à la porte du kiosque.
Au visiophone, je n’avais vu que son visage et ses cheveux blonds, maintenant, je la vois tout entière. C’est une grande fille mince aux formes pleines, vêtue d’un court short fait d’un tissu métallisé qui brille au soleil et d’un casaquin de toile dorée qui recouvre sa poitrine sans cacher tout à fait ses seins.
Elle me sourit.
— Soyez le bienvenu au Palais, Luc Taran.
En prononçant ce nom, son sourire s’est fait vaguement ironique et, d’un signe, elle ordonne au chauffeur qu’il peut nous laisser.
— Je vous reçois ici. C’est le seul endroit où je suis certaine que personne ne pourra surprendre notre conversation. Dans le Palais proprement dit, je ne suis jamais sûre de rien.
— Et vous pensez que ce que j’ai à vous dire…
D’un geste, elle m’interrompt. Le chauffeur est en train de remonter sur son siège. Forna attend que la voiture se soit éloignée pour dire :
— Je sais qui vous êtes. Mon père ne recevait que de très rares visiteurs dans la maison de Rialtar. Vous avez donc été une exception. Il m’a suffit d’interroger l’ordinateur de réception.
Tout en parlant, elle me fait signe de la suivre et je pénètre dans le kiosque sans savoir que penser. Elle sait qui je suis, qu’est-ce que ça veut dire ?
Nous nous retrouvons dans une grande pièce ronde meublée d’un bureau. Forna frappe dans ses mains et un grand dogue de Rolbar entre dans la pièce.
— Si quelqu’un s’approche du kiosque, même un serviteur, même un familier, Ata grondera et nous serons avertis.
Elle a un petit rire.
— Il y a dix ans, à Rialtar, mon père n’a reçu que trois visiteurs : le général Tragon, il a quatre-vingt-dix ans. Un artiste célèbre, Ven Kaers. Pourquoi se serait-il présenté sous un faux nom ? Et un médecin… qui avait d’abord prétendu s’appeler Darmak… Luc Darmak.
— C’est en effet ce nom que je porte habituellement. J’y ai droit.
— Mais ce n’est pas celui de votre père.
— Non, c’est le nom de ma mère.
— Le nom de votre père serait, je crois, difficile à porter sur Star.
— En effet. En ce moment, il est impossible à porter dans toute la Galaxie.
— Stamara.
— Quand je me suis présenté au Palais du gouvernement sous le nom de Darmak, j’ai tout de suite dit à votre père qui j’étais réellement, et c’est à cause de cela qu’il m’a reçu dans sa maison de Rialtar.
— Je sais, mais il y a dix ans, seul votre père était recherché. Aujourd’hui, vous l’êtes aussi puisque toutes les polices de l’Empire vous recherchent.
Je me raidis.
— Puisque vous êtes au courant, je vais me retirer, car ma présence ici devient compromettante pour vous.
Elle hausse les épaules.
— Je suis au-dessus de ces contingences. On vous accuse d’avoir assassiné le vieux général Bolgar et d’avoir été l’âme d’une conspiration qui voulait soulever contre l’empereur les planètes de la périphérie.
— Bolgar appartenait à la conspiration. S’il avait vécu, la Garde Spatiale de Trial se serait prononcée en ma faveur et, une à une, toutes les garnisons des planètes voisines se seraient ralliées à nous.
— Alors, pourquoi dit-on que vous avez assassiné Bolgar.
— Je le soignais dans le Centre Médical que je dirigeais, un traitement de régénérescence. Hélas ! il était trop vieux.
Elle me sourit.
— C’est mieux ainsi. Je n’aurais pas aimé que vous soyez un assassin.
— Et un rebelle ?
— Ce n’est pas la même chose.